CRITIQUE DE LA DEMOCRATIE


CRITIQUE DE LA DEMOCRATIE

Depuis une trentaine d’années en France, toute la conflictualité sociale paraît devoir s’exprimer à travers les luttes de la fonction publique, par le biais de grandes grèves orchestrées par les syndicats, dans ce qu’on appelle des mouvements sociaux. La plupart de ces mouvements ont eu pour enjeu de s’opposer à une réforme touchant le service public, ou la gestion par l’Etat de différents éléments ayant trait à la reproduction globale de la force de travail (assurance chômage, sécurité sociale, retraites, etc.) Dans ces luttes c’est affirmé un citoyenisme qui entend faire de la democratie, le moyen indépassable du changement social.

La « démocratie représentative », c’est-à-dire l’État capitaliste parlementaire, n’a plus de légitimité chez une part grandissante des gens, d’où un engouement toujours plus fort des déçu-e-s pour un mot d’ordre, celui de « démocratie directe ». Le mot d’ordre de « démocratie directe » peut être effectivement une étape vers une critique émancipatrice des hiérarchies et de l’État, et témoigne assez souvent d’une authentique volonté d’égalité réelle ( quoi que pas toujours, l’extrême-droite s’en servant de plus en plus comme cheval de Troie de diffusion de ses idées). Les « assemblées générales » (AG), sont souvent nécessaires dans une lutte, mais leurs répétition et leur mystification comme incarnation de la democratie est elle un moyen de lutte émancipateur, cette forme de democratie est elle même un horizon souhaitable ?

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Puisque nous sommes des milliards d’être humains sur terre, il faut bien qu’on arrive à s’accorder. Chacun a ses envies, ses intérêts, ses idées particulières : Comment s’organiser ? Dans l’esprit des théoriciens du contrat social – de Grotius à Hobbes, de Rousseau à Locke – il presente un état de nature qui ne correspond à aucune période historique. Il s’agit seulement de se figurer l’abstraction d’un être humain non socialisé afin de s’interroger sur l’étendue de ses droits face à la société. Il n’en reste pas moins que cette conception que l’on se fait de l’individu est celle qui a fondé la majeure partie des théories politiques contemporaines.

Il existe d’autres exemples de formes sociales qui paraissent « naturelles » mais dont on a pu comprendre, par la comparaison avec d’autres sociétés, qu’elles sont en fait le produit de l’histoire. C’est le cas du travail, par exemple. Envisagé sous un angle général, le travail paraît être une donnée évidente et éternelle. Il faudra toujours travailler puisqu’il faudra toujours manger. Mais le « travail » en tant qu’activité spécifiquement productive et identifiable comme telle, séparée donc d’autres types d’activité humaine au point qu’on puisse les lui opposer n’est pas apparu spontanément. On sait que les premiers anthropologues à avoir voulu mesurer le « temps de travail » dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs ont été confrontés à des problèmes insolubles. Fallait-il considérer les rites qui précédent la chasse comme faisant partie de celle-ci ou comme un ornement surajouté ? Incontestablement, les chasseurs-cueilleurs passent, dans leur journée, un certain temps consacré à rassembler de quoi se nourrir, se vêtir, etc. Mais comptabiliser ce temps en le différenciant d’un temps consacré à des occupations sociales, rituelles ou difficilement classables s’est révélé une tâche ardue et en partie arbitraire.

Pour que la notion de travail soit à ce point familière qu’elle paraisse évidente, il faut donc tout sauf un état « naturel ». Bien au contraire, une fort longue habitude, ancrée dans l’histoire, et un mode de production spécifique, est nécessaire. « L’indifférence à l’égard de tel travail ou tel travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et dans laquelle le genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. » Cette catégorie si simple et si générale qu’elle semble devoir être éternelle ne pouvait véritablement s’épanouir que dans une société où le travail est au fondement des relations sociales.

De la même manière, la nécessité d’une forme d’organisation permanente pour s’occuper de ce qui est commun ne peut émerger qu’à la suite d’un processus historique déjà à l’œuvre durant l’Antiquité. Non pas qu’une telle idée soit impossible à exprimer, sans doute, dans toutes sortes d’époques différentes : mais pour qu’elle devienne à ce point une évidence, il faut la longue histoire d’une société marquée par la séparation entre les producteurs et leurs produits. Il faut cette habitude, profondément ancrée dans les mœurs et les consciences, de trouver les éléments nécessaires à la vie de tous les jours en échangeant son travail contre de l’argent et cet argent contre des marchandises : autrement dit, de n’avoir, sur les choses produites et consommées, qu’une vision étroite, individuelle et séparée, sans qu’aucune perspective d’ensemble ne s’impose jamais sur le pourquoi et le comment d’une telle production et d’une telle consommation. C’est ce rapport séparé à l’accès de ce qui est nécessaire à la vie de tous les jours qui fortifie cette vision séparé de l’individu dans son rapport à la société.

C’est donc dans une société comme la nôtre, où chaque instant de la vie commune parait sans lien les uns avec les autres, que la prétendue nécessité d’accorder ces volontés suppose un mode d’organisation particulier. Ce mode d’organisation, et la manière de le penser, a un nom : c’est la politique. L’idée même de « politique » présuppose que ce qui concerne la vie en commun se pose de manière spécifique par rapport à la vie individuelle. Cette conception voit la société comme une collection d’individus et, partant, les décisions collectives comme une somme de décisions individuelles additionnées les unes aux autres.

Les grandes concentrations ouvrières qui ont existé jusque dans les années 50-60 ont été progressivement défaites dans le mouvement de restructuration du capital, à partir des années 70, et de façon accélérée à partir des années 1990-2000. La fin de l’identité ouvrière et avec elle la fin de la capacité des ouvriers à se mobiliser en masse, ainsi qu’à produire un discours politique propre, a ouvert un espace au discours citoyeniste

Le point commun des citoyennistes est au contraire de s’appuyer sur un « citoyen » abstrait qui n’a pas d’ancrage de classe ni d’identité en tant qu’homme ou femme, blanc ou de couleur, et c’est en s’appuyant sur cet individu que des réformes passant par l’état et la République dont on réécrirait la constitution peuvent être alors être proposées… Mais cette stratégie ne fait pas que nier l’antagonisme des classes, elle réaffirme le bien fondé de l’état et de la politique comme sphére de décision abstraite, dissociés de nos existences. Pour maintenir les acquis sociaux et le confort des classes moyenne, elle se trouve au travers de nos luttes pour l’émancipation du capitalisme et de ses catégories comme l’état ou le travail.

LA DEMOCRATIE CONTRE L’EMANCIPATION

Dans le cadre d’un mouvement étudiant, par exemple, on a vu des assemblées générales n’accepter que les étudiants de l’université où se tenait l’assemblée, et exclure les étudiants des autres universités ou encore celles et ceux qui n’étaient pas étudiants. En revanche, les étudiants de cette université, même ceux qui étaient opposés au mouvement, pouvaient prendre part aux délibérations de l’assemblée

Dans d’autres cas, comme lorsque l’assemblée se réunit dans un lieu public, il n’est certes plus question, dans l’idéologie démocrate, d’en restreindre l’accès : mais c’est alors tout un chacun qui, en tant que « citoyen » et au nom de la « liberté d’expression », peut venir prendre part à l’assemblée même si ses positions sont en total décalage avec la lutte en cours.

Mais ceux qui sont ouvertement opposés à la lutte n’ont aucune raison de participer aux assemblées et de prendre part aux décisions communes. On peut même aller plus loin et s’interroger sur le contenu des paroles dont peuvent être porteuses certaines personnes qui se déclarent pourtant elles-mêmes en lutte. Un certain nombre de discours, par ce qu’ils véhiculent comme idéologie de la soumission, ne sont pas compatibles avec un engagement réel. Telles sont évidemment les positions réactionnaires voire proches de l’extrême droite qui, dans cette époque confuse, se croient autorisées à se considérer elles-mêmes comme rebelles alors qu’elles ne sont jamais qu’un appel à la servilité. Tolérer ce genre d’interventions au nom de principes démocratiques, c’est se condamner d’avance.

Il ne s’agit pas de rejouer la democratie parlementaire que l’on combat. Si la democratie se veut émancipatrice, alors elle ne doit pas se contenter de déclarer l’égalité abstraite entre tous, mais oeuvrer à sa réalisation concréte. Tout comme il n’y a pas de liberté à oppresser ou exploiter, il n’y a pas de democratie sans lutte contre ce qui nous sépare en classe, contre la domination.

Il ne s’agit pas de trouver une réponse définitive aux questions comme « qui doit participer à une assemblée générale ? », « comment la parole doit-elle s’y distribuer ? », « comment les décisions y sont-elles adoptées, etc. ». Les solutions se trouvent dans le cours de la lutte, et les critères qui conduisent à l’adoption de certaines et au rejet des autres ne sont pas à puiser dans les principes abstraits de l’idéal démocratique. Ces critères ne peuvent venir que du contenu de la lutte elle-même.

Alors qu’un blocage, une grève ou une occupation requièrent la participation active et déterminée des personnes en lutte, le vote en assemblée générale relève de la même passivité que le vote lors des élections officielles. On peut voter une grève ou une occupation, mais on ne la rend réelle qu’en la faisant. Et pour se mettre en grève ou pour occuper, pourquoi devrait-on demander une autorisation préalable ? La grève ou l’occupation ne sont possibles que si un nombre conséquent de personnes déterminées s’y rallient : elles sont donc, par elles-mêmes, une manière de montrer qu’on est nombreux. Une assemblée peut être un moment important pour compter les forces et se donner mutuellement le courage de passer à l’action. Mais ce qui importe alors, ce n’est pas le formalisme de la discussion, et même le contenu de celle-ci n’est parfois que secondaire. Dans les assemblées d’Occupy, de La Puerta del Sol ou de Nuit Debout, l’essentiel n’est pas ce que disent celles et ceux qui prennent la parole, mais le fait même d’occuper une place pour s’exprimer.

Les procédures de la démocratie directe révèlent les mêmes tares que celles de la démocratie représentative. On imagine que seules des procédures qui singent celles de la démocratie d’État permettent d’adopter des résolutions communes. On prend pour des données intangibles ce qui n’est que le fruit d’un rapport social spécifique. Comme pour l’économie, la justification de la démocratie procède de la naturalisation de réalités qui sont le produit d’une époque historique déterminée. La critique de l’État doit s’étendre jusqu’à la notion de démocratie directe.

Les assemblées tenues dans le cadre de Nuit Debout ne sont toutefois pas systématiquement tombées dans ce piège et ont su à l’occasion expulser ceux qui n’avaient rien à faire là. On ne peut donc pas donner tort à Alain Finkielkraut quand il dénonce le manque de « démocratie » sur la place de la République. Ni lui, ni sa pensée faisandée n’ont de place dans aucune lutte. et aucun principe « démocratique » ne doit jamais empêcher cette simple vérité de s’exercer pratiquement. Tout ce qui freine la lutte, tout ce qui tend à la ramener dans les cadres prédéfinis du capital, tout ce qui contribue à reconduire le rapport social dans ses termes ordinaires mérite d’être combattu

Sources:
Critique libertaire de la Démocratie directe:
https://www.youtube.com/watch?v=lbkPpO_JSnM
Misère de la politique – Démocratie direct
http://www.leondemattis.net/?2017/04/26/84-democratie-directe
De quoi le citoyennisme est-il le nom ? :
https://lepressoir-info.org/spip.php?article424
Réformisme : De quoi le citoyennisme est-il le nom ?
http://www.alternativelibertaire.org/?Reformisme-De-quoi-le-citoyennisme
L’impasse citoyeniste:
https://infokiosques.net/IMG/pdf/impasse_citoyenniste.pdf
Pour une critique de l’écocitoyennisme :
https://zad.nadir.org/spip.php?article4285
Printemps 2018 : sur les mouvements sociaux et la défense du service public:
https://carbureblog.com/2018/04/02/printemps-2018-sur-les-mouvements-sociaux-et-la-defense-du-service-public/

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